Formation et maturation d’un écosystème [2]

par Jean-Luc Dormoy

En résumé, que voyons-nous ? En quelque sorte le passage obligé dans l’histoire de chaque niveau de la pyramide de Feynman par une série d’états, que pour simplifier nous limiterons au nombre de quatre :

  • L’état « ASIC », le temps des circuits spécifiques
  • L’état « SoC » (System on Chip), celui de la programmation de certaines fonctionnalités, les autres restant sous forme d’ASIC
  • L’état « PF ½ ouverte », pour « plate-forme semi ouverte », où le fournisseur de plate-forme ou des partenaires proches et contrôlés programment de façon logicielle des fonctionnalités plus variées
  • Enfin l’état « PF ouverte », où la possibilité de proposer au client acheteur de la plate-forme d’ajouter des services est ouverte à tout un chacun, selon des règles spécifiées, mais en aidant ces fournisseurs de services à prospérer.
Modèle de maturité d'une infrastructure et de son écosystème

Modèle de maturité d’une infrastructure et de son écosystème

Même les supercomputers et les ordinateurs centraux d’entreprise sont passés par ces états aux débuts de l’informatique. Le calculateur de Turing à Bletchley Park décryptant les messages des sous-marins allemands de la machine ENIGMA était un calculateur spécialisé; si la technologie du silicium avait existé, ç’aurait été un ASIC. L’ENIAC n’était programmable qu’à la condition de changer physiquement certains de ses circuits. Puis seuls les vendeurs de machine proposaient – gratuitement à l’époque – du logiciel, avant de laisser leurs acheteurs, puis des compagnies spécialisées, le réaliser.

Le décryptage d’information codée fait toujours l’objet d’une activité intense, à la fois dans les services de renseignement, ou pour appliquer des législations portant sur les échanges numériques. La différence est que les méthodes de cryptage ont beaucoup progressé depuis Enigma, vous permettant par exemple de garder confidentielles des informations, ou de communiquer avec un site distant par VPN – Virtual Private Network. On a une sorte de « course à l’armement » entre cryptage et décryptage.

Cette évolution se retrouvant d’une façon ou d’une autre dans chaque domaine, l’industriel qui entend participer à un nouvel écosystème ferait bien de s’en inspirer pour orienter sa stratégie. Même si l’histoire ne s’est pas encore décidée, Apple et Google (avec Android) ont bien joué en étant les premiers à faire entrer les appareils mobiles dans l’ère de la plate-forme ouverte.

Une autre question est celle du modèle d’affaires, c’est-à-dire des relations et flux financiers entre les fournisseurs de plates-formes, les fournisseurs de services, et les clients.

Souvent, le client paie à la fois pour la plate-forme et pour les services. C’est le cas avec les systèmes d’information d’entreprise, où l’entreprise a ses centres de calcul et de données, et achète également les logiciels. Elle paie même pour le service de développements à façons, l’exploitation du système, etc. Il y a souvent des accords commerciaux entre tous ces fournisseurs aux entreprises, mais rarement de flux financiers établis autres qu’avec le client.

Dans le monde du PC, la situation est semblable. Cependant, si Microsoft aide les fournisseurs d’application à les développer et surtout à les proposer sur plate-forme Windows, Microsoft vend les outils de développement, certes à un prix modique.

Dans le domaine des consoles de jeux, les outils de développement sont au contraire d’un prix assez élevé; cela permet probablement de sélectionner les studios de création les plus sérieux.

Le modèle d’Apple pour l’appstore est original de ce point de vue. Si les outils de développement sont payants mais très peu chers – gratuits pour les développeurs confirmés – toute app vendue sur l’appstore verra une partie du revenu aller à Apple (30% actuellement). En quelque sorte Apple fait payer l’utilisation des rayonnages de sa boutique virtuelle[1]. Mais on peut tout aussi bien dire qu’il fait financer par les services sa plate-forme. C’est à notre connaissance le premier modèle d’affaires à succès où un fournisseur d’infrastructure fait payer les fournisseurs de service pour l’accès à chaque exemplaire de sa plate-forme.

Car le concurrent Google – du moins concurrent en tant que fournisseur d’un système d’exploitation pour plate-forme mobile, Android – n’a pas le même modèle. Fondamentalement, Google veut contrôler plusieurs points dans ce qui constitue l’infrastructure du web. Google contrôle déjà dans une large mesure – sans être seul – les infrastructures de cloud, et leur technologie. Google veut contrôler deux points clés dans l’accès de chaque client potentiel à cette infrastructure : le browser web (Chrome) et l’OS mobile (Android). Mais Google peut se permettre de les diffuser sous forme d’open source, et gracieusement : il se paie sur la publicité, dont le montant est déterminé par le trafic. Le contrôle de ces points clés permet d’influer sur ce trafic et de l’orienter vers Google.

Notons que Google est aussi un opérateur de service, le search, et d’autres services comme Maps, gmail, etc. Il contrôle la technologie de ses services, il est son propre éditeur de logiciel, si l’on veut, en même temps qu’il est le bâtisseur d’une partie de l’infrastructure lui permettant d’exister.

De ce point de vue les opérateurs de réseaux ont tort de ne voir dans Google qu’un opérateur de service, il est beaucoup plus que cela, et sa domination technologique sur certaines briques de l’infrastructure du web le rendent encore plus difficilement inexpugnable – et plus difficile à faire payer pour l’utilisation des « tuyaux » de l’Internet. D’ailleurs c’est autant Google qui fait acheter aux client un accès à l’Internet, ce qui finance les tuyaux, que l’existence des tuyaux qui permet à Google d’exister – un tuyau vide, ça n’intéresse personne. Le défi pour les opérateurs des réseaux de l’Internet est plutôt de prendre pied dans certaines infrastructures et dans certains services au-delà des « simples » tuyaux. En outre, comme déjà indiqué, s’il y a des difficultés à financer les investissements sur les réseaux de l’Internet, c’est que quelque part la discipline de Moore n’a pas été respectée : les investissements de la précédente étape de développement ont été d’une façon ou d’une autre détournés des investissements de R&D et d’infrastructure de la prochaine étape – qui est aujourd’hui essentiellement autour de la fibre optique et des réseaux mobiles 4G.

Ce qui nous permet de constater que, pour l’Internet et le web aussi, en tant que plate-forme mondiale, le client paie à la fois pour l’infrastructure (abonnement FAI – Fournisseur d’Accès à l’Internet, en anglais ISP, Internet Service Provider), et – parfois – pour les services.  La publicité paie en partie pour les deux – comme dans le bon vieux modèle de la radio ou de la télévision commerciales.

D’autres fournisseurs de plates-formes l’offrent également en open source et gracieusement. C’est le cas de frameworks Java (serveurs d’applications notamment, une sorte de middleware), et bien sûr du système d’exploitation Linux. Les modèles d’affaires sont variés : ils peuvent être liés au service vendu avec la distribution, à l’aide pour son installation ou son utilisation, ou au fait que cette partie de l’infrastructure en fait vendre une autre partie, par exemple des machines – pour l’ex constructeur de serveurs et de workstations Sun Microsystems[2].


[1] Apple offre en réalité d’autres services fort utiles au développeur, comme le règlement simplifié de la TVA dans les multiples pays où les apps sont vendues – pratiquement tous les pays du monde.

[2] Sun Microsystems a été racheté en 2009 par l’éditeur de logiciels de bases de données Oracle.

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Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
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