La discipline de la loi de Moore

par Jean-Luc Dormoy

L’industriel proposant des composants d’infrastructure doit se tenir à la discipline de la loi de Moore s’il veut survivre. Supposons des cycles d’innovation de base de 3 ans, c’est-à-dire les cycles nécessitant des approches technologiques très différentes[1], et pas seulement de l’adaptation des cycles précédents; il est donc nécessaire d’avoir pour 3 ans d’investissement de R&D en caisse. S’il s’avère que la proportion des dépenses de R&D et des dépenses opérationnelles (production, vente, administration) est de 1/3 pour 2/3, cela signifie qu’il faut qu’un produit de durée de vie de 3 ans soit rentable en moins de deux ans, pour que la troisième année constitue la partie de la marge finançant l’étape suivante.

En conséquence, les industriels engagés dans une loi de Moore sont apparemment à tout instant extrêmement riches : ils ont un an de revenus en caisse. La tentation pourrait être extrêmement forte pour un gestionnaire borné de distribuer cette manne apparente, ou de l’utiliser à des opérations correspondant à ses mythes personnels favoris. S’il fait cela, il condamne la société à court terme – un cycle.

On peut le dire autrement : si vous êtes un industriel installé dans la loi de Moore, et que vous cherchez de l’argent pour votre cycle d’investissement suivant, c’est que vous êtes en fort mauvaise posture. Attendez-vous à ce qu’un autre prenne rapidement votre place, particulièrement dans une industrie à rythme d’innovation fort[2].

Nous avons déjà évoqué ce point en relation avec les débats autour de la Net Neutrality[3]. La Net Neutrality oblige les opérateurs en charge de l’acheminement du trafic sur l’Internet d’être « juste » avec tous les flux, c’est-à-dire de n’en favoriser ou défavoriser aucun.

Or les opérateurs des réseaux responsables de cet acheminement arguent que certains fournisseurs de service utilisent une fraction de la bande passante très importante pour en tirer des revenus importants, en quelque sorte en « passagers clandestins » de ces réseaux, c’est-à-dire sans payer. Or ces réseaux, du fait même de l’augmentation de trafic de ces acteurs, doivent être upgradés, ce qui coûte fort cher. Il serait donc légitime que ces fournisseurs de service paient pour l’utilisation d’une infrastructure qu’ils saturent sans débourser un dollar ou un euro.

On sent bien, après toutes ces pages sur la loi de Moore, qu’il y a comme une erreur dans ce raisonnement. Et c’est bien le cas, il ne respecte pas la « loi du milieu » sous-jacente à la loi de Moore.

Tout d’abord il n’est pas vrai que les opérateurs de service ne paient pas pour l’infrastructure de réseau : ils paient de leur côté pour s’y connecter. Deuxièmement les « clients » de leurs services paient de l’autre côté pour l’accès à l’infrastructure de réseau. C’est-à-dire que chacun, connecté aux extrémités du réseau, paie pour ce qu’un réseau sait faire : acheminer des octets. Troisièmement la raison pour laquelle ces acteurs se connectent, c’est bien pour l’un vendre du service, l’autre pour l’acheter et en profiter : sans fournisseurs et consommateurs de service, il n’y aurait pas de raison pour un réseau d’avoir un revenu !

C’est donc Google, Dailymotion ou Facebook qui font vendre de l’accès Internet, bien plus que l’inverse.

Par ailleurs les réseaux ne constituent qu’une partie de l’infrastructure de l’Internet. Un fournisseur de service comme Google a de son côté ces immenses fermes de serveurs propres au « cloud computing », qui nécessitent des investissements matériels et en R&D considérables. Cette partie de l’infrastructure est aussi soumise à la loi de Moore, et Google, Dailymotion ou Facebook ne demandent qu’à eux-mêmes de procéder à ces investissements, avec un modèle de Moore – les revenus d’aujourd’hui sont réinvestis immédiatement pour l’évolution de l’infrastructure de demain. Mais c’est vrai aussi du côté du client final ! Il lui faut lui aussi disposer d’un PC ou d’un appareil mobile d’accès à l’Internet, et l’upgrader régulièrement au fur et à mesure des avancées de la loi de Moore, pour accéder aux nouveaux services plus performants mais plus exigeants. Et l’acheteur d’un PC comprend bien confusément que sur trois euros qu’il va dépenser, il en paie un pour la R&D préparant son prochain PC.

Donc tout le monde paie ou investit avec l’argent d’aujourd’hui dans l’infrastructure de demain, mais ce ne serait pas le cas de ceux qui sont en charge des infrastructures de réseaux?

L’auteur pense que cela tient fondamentalement à un mauvais modèle financier de départ. Un modèle classique consiste à estimer la validité d’un business plan en calculant d’un côté les coûts actualisés, qui bien sûr doivent tenir compte de la maintenance en condition opérationnelle, et de l’autre les revenus, également actualisés. Or il est d’usage de considérer que les revenus sont constants sur la durée de vie du produit ou service proposé. Et c’est bien cela qui est faux avec la loi de Moore : les revenus (actualisés) décroissent au fur et à mesure du temps de façon asymptotique vers 0. Dans un monde gouverné par la loi de Moore, le même service dans 18 mois sera 2 fois moins cher !

Le seul moyen de lutter contre cette baisse implacable de revenus est de proposer dans 18 mois des services qui auraient deux fois plus de valeur s’ils étaient vendus aujourd’hui ! Mais qui ne sont pas vendus aujourd’hui parce que le rapport performance / coût n’y est pas. Et donc d’investir dans la R&D et l’infrastructure comme énoncé par la loi de Moore.

Cela pourrait être traduit dans le modèle d’affaires par, certes, des revenus constants, mais un « maintien en condition opérationnelle » incluant l’upgrade permanent de Moore. Il n’est pas évident de savoir quelle formulation est la meilleure[4], peut-être la seconde, qui pourrait exprimer le désir d’avoir des revenus croissants – et alors impliquant les investissements en conséquence.

La loi de Moore est un peu comme la Théorie de la Reine Rouge d’Alice au Pays des Merveilles

« Juste à ce moment, je ne sais pourquoi, (Alice et la Reine Rouge) se mirent à courir.
Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les arbres et tous les objets qui les entouraient ne changeaient jamais de place : elles avaient beau aller vite, jamais elles ne passaient devant rien.
« Je me demande si les choses se déplacent en même temps que nous ? » pensait la pauvre Alice, tout intriguée.
 Et la Reine semblait deviner ses pensées, car elle criait : « Plus vite ! Ne parle pas ! » 
(…) Alice regarda autour d’elle d’un air stupéfait. 
- Mais voyons, s’exclama-t-elle, je crois vraiment que nous n’avons pas bougé de sous cet arbre ! Tout est exactement comme c’était ! 
- Bien sûr, répliqua la Reine ; comment voudrais-tu que ce fût ? 
- Ma foi, dans mon pays à moi, répondit Alice, encore un peu essoufflée, on arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire. 
- On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. »

Pour résumer, notre opinion est qu’il y a probablement une erreur dans le raisonnement des telcos, ou au moins dans leur gestion financière et industrielle. Peut-être faut-il faire payer plus cher des catégories de clients, peut-être y a-t-il eu des opportunités d’investissement qui ont été dilapidées, seuls ces industriels peuvent conduire cette analyse.

Notons sur un tout autre plan que cette erreur semble commise par les instituts de statistique, au moins en France, qui considèrent que la baisse des coûts du mégaoctet, du mégabit/s ou du mégahertz est à mettre sur le compte d’une baisse des prix, et doivent donc être déduits de l’inflation. Il est bien possible que cette simple incompréhension ait provoqué une sous-estimation de l’inflation depuis des décennies ! Alors qu’il faut prendre en compte la baisse de valeur à service constant, dont la baisse de prix correspondante n’est pas une réelle baisse de prix, mais une baisse de valeur. C’est comme si vendre une pomme de 18 mois devait l’être aux mêmes conditions qu’une pomme de l’année ! Des français, rompus à la gestion des vins de garde devraient savoir que sa valeur n’est pas constante dans le temps, mais qu’elle augmente puis diminue !

Maintenant, examinons s’il est raisonnable de demander à des fournisseurs de service une rémunération pour utiliser une infrastructure que l’on possède. Cela semble sensé, pourtant ce modèle n’a pratiquement jamais existé en technologies de l’information – le seul exemple qui nous vienne à l’esprit est celui, récent, de l’appstore d’Apple – encore qu’on puisse considérer que la dîme prélevée par Apple sur chaque vente d’app paie pour la boutique et l’utilisation de ses services, pas pour l’accès à l’infrastructure – l’iPhone du client. Fondamentalement ce sont les services qui font vendre l’infrastructure, car ce sont les services qui convainquent le client final d’acheter l’ensemble service + infrastructure.

Ajoutons pour conclure que l’augmentation de capacité de l’infrastructure nécessaire pour les services à venir est d’une certaine manière plus facile à prédire pour l’infrastructure de réseau que pour disons les consoles de jeux. En effet si Dailymotion doit à un moment donné saturer des réseaux qui n’ont pas évolué, il lui aura fallu un certain temps pour le faire; en réalité Dailymotion démarre avec l’infrastructure nécessaire pour avoir ses premiers clients (réseau, mais aussi fermes de serveurs). Bien sûr il est difficile de prévoir l’explosion d’utilisation de Dailymotion, mais on a au moins une idée des services susceptibles de la provoquer, et des conséquences de leur éventuelle explosion. Pour une console de jeux, il faut un dialogue poussé avec les studios de jeux pour rassembler les idées nouvelles et leur impact sur les progrès à apporter à la console, alors que le marché n’a pas encore du tout testé ces idées.


[1] La loi de Moore est énoncée sur un cycle de 18 mois, mais c’est pour frapper les esprits. En pratique, les cycles de R&D sont un peu plus longs, sachant qu’il est en général possible de passer d’un cycle n au n+1 par une simple adaptation, mais que le cycle n+2 va nécessiter une innovation de rupture, ou plus forte. Cela aussi doit être planifié au mieux des connaissances et des incertitudes.

[2] Du moins cela est-il vrai dans les domaines ayant atteint une certaine maturité, pour les nouveaux domaines applicatifs, la croissance est au début exponentielle forte, et les nouveaux acteurs n’ont en général pas l’argent pour amorcer la pompe de la loi de Moore. Ils font donc appel à des investisseurs comme les capital risqueurs, dont l’objectif est de profiter de la création de valeur extrêmement rapide ainsi générée.

[3] Où les constructeurs et opérateurs d’infrastructure des réseaux de l’Internet (« telcos ») réclament aux opérateurs de service les utilisant des revenus à fins d’investissement dans cette infrastructure.

[4] Cela dépend sans doute de la psychologie et des habitudes de raisonnement.

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Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
Basé(e) sur une oeuvre à mooreslawblog.com.