Un peu d’histoire : la genèse des premiers services « utiles »
par Jean-Luc Dormoy
Dès l’instant où les premiers ingénieurs enthousiastes ont souhaité se joindre aux savants fondateurs de la science du calcul pour construire les premières machines universelles, les décideurs supposés financer ces opérations ont posé la question de base : à quoi vont-elles servir ?
Imaginez ce que vous pouvez faire d’utile avec une machine disposant de quelques centaines à quelques dizaines de milliers de mots en mémoire, et une vitesse d’exécution de quelques kilohertz. Aujourd’hui lorsqu’un nouveau domaine s’ouvre certains posent la question « mais que voulez-vous faire de toute cette puissance de calcul supplémentaire », à l’époque c’était bien plutôt l’inverse !
Les premières machines ont été construites en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Même si comme nous l’avons indiqué la première machine programmable a été construire par un ingénieur allemand en aéronautique isolé dans son salon de Berlin en 1943 – Konrad Zuse, avec des pièces électroniques anglaises et américaines prises sur les radars d’avions abattus par la DCA ![1] – les débuts de l’informatique s’identifient avec l’avènement des Etats-Unis comme première puissance globale, et rapidement avec le début de la Guerre Froide.
Un des premiers ordinateurs construits fut l’ENIAC I en 1946, sous la direction de John Mauchly et John Eckert. L’armée américaine – plus précisément le BRL, Ballistics Research Laboratory – a financé la construction, l’objectif initial était de calculer des tables d’artillerie. Il fallut 18 mois pour construire l’ENIAC, qui comptait plus de 17 000 tubes à vide, pesait trente tonnes, consommait 160 kW, et pouvait effectuer 5 000 additions, 357 multiplications et 38 divisions par seconde. Il fallait néanmoins des semaines pour le reprogrammer, et la programmation, rendue difficile par un choix initial de processus asynchrones, a été rendue plus facile grâce à des suggestions de John von Neumann. John von Neumann est un des plus grands mathématiciens du XXème Siècle, à qui l’on doit entre autres l’architecture de von Neumann des ordinateurs, encore à la base des architectures d’aujourd’hui. En outre des heures de maintenance quotidienne était nécessaire. L’ENIAC sera ensuite utilisé pour la conception de la bombe à hydrogène, pour la prédiction météo, l’étude des rayons cosmiques, de la combustion, des études sur les nombres aléatoires, et la conception en soufflerie.
Cette première catégorie de services concerne donc des calculs scientifiques et d’ingénierie, d’origine souvent militaire mais avec des applications duales civiles. Voici donc un premier aspect de l’accompagnement de la plénitude de la domination américaine : le calcul scientifique à des fins militaires.
Savoir utiliser le calcul à des fins d’ingénierie et de production a une longue tradition américaine. Mentionnons la décision historique et remarquable par le contexte où elle a été prise en 1864 par Abraham Lincoln, de lancer un programme pour maîtriser la conception et la production des instruments de mesure de précision, alors entièrement d’origine européenne. C’était indispensable pour l’interopérabilité des pièces, condition de l’industrie de masse, et notamment l’industrie d’armement. La voie était ouverte vers le fordisme, 40 ans plus tard.
L’autre grande application de ces débuts de l’informatique va concerner le recensement de la population américaine. Eckert et Mauchly créent en 1946 leur propre société, et entreprennent la construction de l’UNIVAC, un nouvel ordinateur. Leur premier client sera le bureau du recensement, qui souhaite faire le point sur la population américaine en pleine explosion – c’est le début du baby boom. Le contrat est de 300 000 $.
Il y a un parallèle historique entre les grandes étapes du développement des Etats-Unis, le recensement, et les méthodes les plus modernes mises en œuvre à chaque époque pour l’instrumenter. En 1865, à la fin de la Guerre de Sécession, les Etats-Unis comptent environ 32 millions d’habitants – 23 pour le Nord et 9 pour le Sud[2]. La défaite du Sud ouvre la porte à une immigration massive où les immigrants deviennent entrepreneurs, ou trouvent un travail dans une relation de salariat, et non d’esclavage. C’est une formidable machine à intégration humaine qui peut ainsi se mettre en place, qui fait encore à notre époque une force et un des côtés les plus attirants des Etats-Unis. Une grande partie de cette immigration possède un savoir-faire et souvent un certain niveau d’éducation, ce qui
facilite son intégration et la construction de la Nation. Cette étape de 1865 à 1890-1900 correspond à celle de la conquête de tout le territoire actuel des Etats-Unis – la Conquête de l’Ouest. C’est l’époque de la construction des grandes lignes de chemin de fer transcontinentales – et bien sûr des guerres indiennes. Cette époque se clôt avec un Leland Stanford, devenu riche grâce à sa compagnie Southern Pacific Railroad, qui fonde en 1891 l’université de Stanford en lui léguant les terres de son ranch acquises à Palo Alto – ce qui deviendra à partir de 1965 la Silicon Valley.
Il faut en 1890 compter tous ces nouveaux américains. Le décompte menaçait de s’avérer complexe, aussi le Census Bureau lance-t-il un concours pour trouver une nouvelle méthode de tabulation. Herman Hollerith la gagne. Herman Hollerith est un mathématicien, qui a inventé l’ancêtre des machines mécanographiques électriques, permettant d’effectuer des calculs sur des types de données. Ces machines utilisent des cartes perforées pour mémoriser les données et leurs types. Les calculs peuvent ainsi être effectués en parallèle. Hollerith créera en 1896 une société, la Tabulating Machine Company, qui après des vicissitudes et mésaventures deviendra en 1924 sous la direction de Thomas J. Watson l’International Business Machines Co., ou IBM.
Combien trouve-t-on d’américains en 1890 ? Environ 90 millions : une population triplée en 25 ans ! Le territoire des Etats-Unis est conquis, avec l’Utah, dernier état contigu sur le continent à rejoindre l’Union en 1896. Ensuite, les Etats-Unis vont se tourner vers l’extérieur, avec la guerre hispano-américaine de 1898, le creusement du Canal de Panama après l’échec des Français, et l’occupation du Panama par les Etats-Unis, extension de la doctrine Monroe[3]. L’entrée sur la scène mondiale des Etats-Unis, avant la Première Guerre Mondiale, est acquise.
Revenons donc à 1946 et son recensement. Le budget du bureau du recensement s’avère finalement insuffisant. Eckert et Mauchly avaient espéré d’autres contrats pour financer le développement de l’UNIVAC, mais la société est finalement en faillite. La société sera rachetée par Remington Rand. En 1951, le bureau du recensement accepte la livraison de l’UNIVAC, qui aura finalement coûté un million de dollars. 46 UNIVAC seront construits et vendus. Le premier contrat privé sera avec General Electric pour la gestion de la paye.
L’UNIVAC, ordinateur électronique, était plus rapide que les machines mécanographiques d’IBM, notamment grâce à sa bande magnétique utilisée à la place des cartes perforées. Cet avantage deviendra évident pour le grand public lors de l’élection présidentielle de 1952, lorsque le « cerveau électronique » prédira correctement l’élection de Eisenhower contre Stevenson, alors que tous les analystes pensaient le contraire, et que le résultat de l’UNIVAC avait même été tenu à l’écart des nouvelles publiées. Une fois le résultat connu, et sa correcte prédiction par l’ordinateur, l’informatique était entrée dans l’esprit de centaines de millions d’Américains.
Remington Rand fut rachetée en 1955 par Sperry Corp., puis Sperry fusionna en 1986 avec Burroughs pour former Unisys Corp. Unisys est désormais une société de services (logiciels) en informatique.
Sous l’influence du fils du fondateur, Thomas Watson Jr., qui devint son CEO en 1952, IBM entra dans le monde des ordinateurs électroniques pour devenir rapidement n° 1 mondial – faisant plus de chiffre d’affaires que tous ses concurrents réunis.
[1] On lira à ce sujet sa passionnante autobiographie, The computer – My life.
[2] La population était de 3,8 millions en 1790.
[3] James Monroe, cinquième Président des Etats-Unis, a fixé en 1823 les grandes orientations de la diplomatie américaine, réservant l’ensemble des deux Amériques à l’influence des Etats-Unis, et excluant toute nouvelle tentative de colonisation de la part des Européens.
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