La dimension sociologique des services
par Jean-Luc Dormoy
La troisième roadmap d’ITEA2 (pour les années 2008 à 2012) définit trois grandes catégories de services applicatifs à partir d’une structuration sociologique très simple de la société humaine. On distingue les services à un agent unique (services Me), les services à un groupe d’agents (services Group), et les services à la société toute entière (services Society). [1]
Plusieurs motivations concourent à considérer cette dimension sociologique comme pertinente au moment présent de l’évolution des services digitaux. La première est qu’il y a dans l’évolution finalement de n’importe type de service une tendance à aller vers l’agent « atomique » des interactions sociales. Dans les technologies de l’information, on a ainsi eu l’époque des mainframes, ces ordinateurs très chers que seuls pouvaient se payer les grands opérateurs de l’Etat ou jouant un rôle sociétal global; puis celle des mini-ordinateurs et des stations de travail, adaptés à des groupes plus petits; puis celle de l’informatique personnelle (PC) et désormais mobile (smart phones et leurs déclinaisons modernes). La révolution à venir du web des objets va accentuer cette évolution. Dans la phase mainframe, l’agent consommateur de moyens informationnels devait se déplacer jusqu’aux lieux peu nombreux disposant de ces ressources rares. L’utilisateur devait donc aller au service. Dans la phase mini-ordinateurs, les ressources étaient multipliées, mais nécessitaient néanmoins un accès le plus souvent professionnel : le service était en fait rendu au Group particulier que représente l’employeur, et l’appartenance à un tel groupe était indispensable pour y accéder. Le service est venu à son consommateur dans la phase PC et surtout mobile, avec des étapes : on disposait d’un PC sur son bureau, ou pour sa famille, et il était donc encore une ressource et un service du Group employeur ou du Group de la famille. La multiplication des PCs pour chacun et surtout des mobiles a réellement fait passer le calcul à l’heure du Me. Le service vient désormais à l’utilisateur.
L’Internet et le web ont évidemment instrumenté et accéléré cette évolution, en ramenant la ressource d’infrastructure de calcul vers l’agent individuel, mais aussi la ressource de service : de logiciels à installer – opération délicate – sur un moyen de calcul personnel, ils passent à des ressources existant sur le web et dont on ne sait plus très bien où elles s’exécutent – le web étant devenu de fait la plate-forme d’exécution.
Une parenthèse liée à l’histoire des technologies : ces évolutions ne sont pas l’apanage des technologies de l’information, d’autres semblables ont pu être constatées historiquement dans des domaines différents, liés à des services de base pour l’être humain. Ainsi, l’accès à l’eau a historiquement d’abord dépendu de l’accès à une source fournie par la nature, et les civilisations humaines ont commencé en s’organisant autour des oasis, des fleuves et des lacs. Une étape suivante a été de rapprocher l’eau de l’agent et de son lieu de vie et de consommation, à travers les puits, les fontaines et les aqueducs. Puis l’eau est arrivée grâce à un circuit de distribution sur l’évier, dans la famille et le lieu d’habitation. On pourrait voir la gourde ou sa version moderne le camel back comme l’évolution ultime vers un service de type Me.
L’accès à l’énergie a aussi suivi une histoire semblable. Le passage de la puissance animale, puis à la vapeur, et enfin aujourd’hui à l’électricité et aux hydrocarbures a instrumenté par ces évolutions technologiques l’évolution vers un service énergétique de type Me : seuls le pétrole et le gaz et surtout l’électricité permettent d’utiliser de façon utile des quantités d’énergie aussi petites qu’on le veut. Cette propriété de « petites quantités » est indispensable pour des applications de type Me, et la loi de Moore fournit des quantités de calcul aussi petites en performance et en coût que l’on veut.
Cette phase de mouvement vers le Me est aujourd’hui plus qu’entamée – mais elle n’est pas achevée. Toute description des services doit partir de l’utilisateur humain, voire d’un système intelligent autonome. L’utilisateur actionne dans la continuité de son processus de vie des services, qui tirent parti de toutes les ressources de l’infrastructure – aussi l’utilisateur ne souhaite pas savoir où ces services sont exécutés.
Les niveaux Group et Society, s’ils ont été dans le passé construits de façon autonome et avant les services Me, sont désormais reconstruits à partir des entités atomiques Me. Même des institutions établies comme les entreprises doivent revoir leurs processus et leur organisation en s’appuyant sur les possibilités des services Me.
[1] On pourrait rapprocher cela de la distinction actuelle entre biens privés / Me, biens publics / Society, et la catégorie des biens de club / Group.
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