La relation des services avec les écosystèmes et la pyramide de Feynman

par Jean-Luc Dormoy

Nous avons déjà présenté la pyramide de Feynman, qui schématise les écosystèmes basés sur les types d’infrastructure et de marchés correspondants (par exemple superordinateurs, mainframes, PC, mobile, embarqué, etc.). Cette dimension et la dimension sociologique ne sont pas équivalentes : toutes les catégories sociologiques de services s’exécutent de façon distribuée sur l’ensemble de l’infrastructure. Par exemple, un service Me permettant de contrôler son magnétoscope numérique à distance – même lorsqu’on n’est pas chez soi – comporte des composants logiciels s’exécutant sur son smart phone, sur un serveur du fournisseur de ce service, et sur une box dans son domicile embarquant le dit magnétoscope numérique. Le service correspond à l’ensemble de ces composants correctement orchestrés.

Inversement, la structuration business en écosystèmes basés sur les différents types d’infrastructure tend à influencer une industrie de services isolés dans chaque écosystème. Mais rapidement, les services auront tendance à « surfer » sur plusieurs écosystèmes. Les acteurs de chaque écosystème tendent donc à « aller voir » dans les autres, et des outils universalisant une infrastructure support unique d’exécution apparaissent, autour notamment des web services. Au-delà, il est possible que ces évolutions conduisent à une restructuration fondamentale ou une complexification des frontières et interactions entre écosystèmes.

On le voit par exemple aujourd’hui avec un Google plongeant résolument dans l’informatique mobile. Mais il ne s’agit pas d’un choix délibéré de s’intéresser à un nouvel écosystème d’infrastructure. Il s’agit bien plutôt de trouver un moyen d’améliorer l’accès à la ressource clé de Google : les êtres humains qui l’utilisent. Or ceux-ci surfent désormais à partir de leur appareil mobile. C’est une des conséquences de l’ouverture de la plate-forme mobile. Ils utilisent donc les outils connus et adaptés à la plate-forme mobile du courrier électronique, du web, des réseaux sociaux, etc. Si Google n’est pas présent d’autres prendront la place. Or Google veut être premier; il propose donc Gmail, Google Apps, le cloud, et pour mieux le mettre en œuvre, un browser, Chrome. Et finalement un système d’exploitation. C’est l’identité du service vu par l’utilisateur plus les ambitions de Google qui le conduisent à « descendre » sur l’infrastructure mobile.

Un autre type de relation s’établit entre l’expansion vers le bas de la pyramide de Feynman et l’évolution vers l’utilisateur des services à travers l’impact de la loi de Moore sur les deux dimensions fondamentales de l’interaction entre les utilisateurs et le calcul que sont l’espace et le temps :

  • L'interaction entre le service digital ((λ), l'environnement physique (ϕ) et l'utilisateur humain (ψ)

    L’interaction entre le service digital ((λ), l’environnement physique (ϕ) et l’utilisateur humain (ψ)

    l’espace autour de l’utilisateur se remplit progressivement de nœuds de calcul assurant une interaction et un accès rapproché aux services; ces nœuds de calcul vont ainsi aller du très petit (objets proches) au très grand (l’Internet). On estime qu’une personne de pays développé interagit aujourd’hui avec plusieurs centaines de nœuds de calcul quotidiennement dans un environnement physique immédiat, sans parler de ceux utilisés par l’Internet et les fournisseurs de service. La loi de Moore permet ainsi d’entourer l’utilisateur d’une myriade de nœuds de calcul d’une taille aussi « petite » que nécessaire – la taille étant ici un compromis entre la performance et le coût.

  • de la même façon sur l’axe temporel, le temps de l’utilisateur tend à être occupé de façon consciente par l’usage de services digitaux de toutes sortes; par exemple le web est en passe de supplanter la télévision, avec 20 heures d’utilisation hebdomadaire moyenne. Les services parviennent progressivement à se glisser dans tous les moments de la vie de l’utilisateur – et se font concurrence pour accéder à cette ressource finalement rare qu’est son attention. Cela est progressivement accentué avec les systèmes embarqués et les objets digitaux, où l’utilisateur interagit consciemment ou inconsciemment avec des services insérés dans son activité « normale », non dédiée en tant que telle au traitement informationnel.

Autrement dit, l’accès aux services digitaux est proposé à l’utilisateur partout, tout le temps.

Mais là non plus le contexte spatiotemporel ne limite pas le type d’interaction Me, Group ou Society. Il n’y a pas si longtemps les services dépendaient simplement du contexte physique où se trouvait l’utilisateur, par exemple : à la maison, au travail, en déplacement. Aujourd’hui tous les services sont proposés dans tous les contextes, et c’est l’utilisateur qui passe constamment d’une interaction à l’autre avec des services de type Me, Group ou Society.

Le calcul s’insère donc dans le schéma de l’interaction de l’utilisateur avec son environnement. En réalité, les services ont de plus en plus tendance à l’autonomie, et des agents artificiels autonomes ont tendance à apparaître, qui assument une interaction avec l’utilisateur et avec le monde physique, ou à l’inverse assument une interaction avec d’autres agents (humains ou digitaux) au compte de l’utilisateur. On peut résumer cela dans un schéma en triangle, où les interactions suivent les relations deux à deux entre le service digital (l), l’utilisateur humain (j) et l’environnement physique (y).[1]

Enfin, le déploiement de l’ensemble de ces infrastructures et services tend à impacter la sociologie humaine, et à la changer. Par exemple, le déploiement universel du web révèle de nouveaux types de groupements humains à travers les réseaux sociaux, qui sont des services de type Society permettant la constitution de Groups ! Plus précisément, les réseaux sociaux reflètent dans le monde virtuel les multiples relations sociales du monde réel. Mais les nouvelles relations qu’ils permettent aboutissent aussi à de nouveaux types de Groups.

On a beaucoup écrit sur ces changements, qui peuvent se manifester de façon spectaculaire, et constituent une nouveauté très visible. Une analyse sociologique approfondie, que nous ne ferons pas ici, serait néanmoins nécessaire, pour lier ces évolutions à des caractères fondamentaux de la psychologie humaine et sociale.

Quant à la dimension technologique, les outils qu’elle fournit servent à des degrés divers dans les différents écosystèmes. Par exemple, la gestion des contenus et de la connaissance s’applique au stockage et au traitement intelligents de très grands ensembles de données pour les supercomputers, le cloud computing et les serveurs, et à la façon d’acquérir ces données grâce à de multiples capteurs (eux-mêmes dépendant des technologies d’interaction) dans les systèmes embarqués. L’ingénierie de conception des services repose sur des outils de modélisation, simulation, vérification, production de code communs à tous les écosystèmes, mais devant prendre en compte les contraintes de chaque écosystème : parallélisme massif pour les supercomputers, ou au contraire ressources en puissance de calcul ou en mémoire très contraintes pour les systèmes embarqués.


[1] Une petite explication : nous choisissons l pour le logiciel, j pour le physique, et y pour le psychologique, le cognitif.

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