Mondes réels et mondes virtuels

par Jean-Luc Dormoy

La digitalisation du monde tend à constituer ce que l’on appelle des mondes virtuels qui se superimposent au monde réel. Nous disons des mondes pour indiquer que l’ensemble des facettes du monde réel sont concernées : le monde physique, le monde humain individuel – avec ses volets biologique, psychologique, affectif, légal, financier, etc. – le monde sociologique – de la relation individuelle, familiale ou professionnelle à la société toute entière, voire globale. Ces mondes sont bien sûr en interaction complexe, et les mondes virtuels construits tendent à les intégrer et les unifier. Nombre de livres ou de films de science-fiction utilisent ou décrivent ainsi des mondes virtuels totaux, indistinguables du monde réel, ou au contraire obéissant à des lois différentes ou étranges, mais avec un niveau de « réalisme » égal ou supérieur au monde réel.

On rencontre les mondes virtuels dans des contextes très variés. Dans un contexte professionnel, la modélisation et la simulation permet dans le cycle de la conception d’un objet de construire une maquette digitale de cet objet sous toutes ses facettes : description physique – avec ses volets mécanique, de fluide, électrique, etc. – modélisation des lois régissant son comportement – de façon ultime les équations de la physique ou de la science sous-jacente – modélisation des conditions de son futur usage, y compris du contexte humain de celle-ci. On modélise aussi la façon dont il est produit – l’usine, avec ses robots, et ses travailleurs, relations hiérarchiques ou sociales comprises dont il est maintenu, réparé, puis détruit et recyclé.

La qualité des maquettes numériques dans l’industrie manufacturière obtenues grâce à des logiciels comme CATIA de Dassault Systèmes est époustouflante. On peut ainsi concevoir désormais un avion de façon virtuelle avec suffisamment de confiance pour limiter à l’extrême la phase de prototypage et d’essai avec une maquette réelle. On procède toujours à ceux-ci, mais en adaptant l’avion réel pour qu’il « colle » à sa maquette virtuelle. C’est donc un premier cas de renversement entre le monde virtuel et le monde réel : d’une copie, le virtuel devient la référence.

En outre, cette maquette virtuelle est l’occasion de « tester » l’objet conçu à travers ce que l’on appelle la réalité virtuelle. On peut piloter l’avion ou la voiture, la démonter et la remonter, étudier son design et la satisfaction de ses futurs utilisateurs, etc., alors que les objets réels correspondants n’existent pas, et n’existeront peut-être jamais.

Ce type de monde virtuel est bien implanté dans les industries manufacturières comme l’avionique ou l’automobile, mais aussi dans l’habillement. Par contre les domaines du bâtiment, de la ville commencent seulement à profiter pleinement de ces technologies. On peut en attendre des évolutions considérables en terme de confort, d’efficacité énergétique, mais aussi de coût. On imagine l’importance que cela pourra voir en relation avec les objectifs sociétaux.

Ce qui précède évoque la modélisation d’objets artificiels dans la phase de conception et de production par les hommes et les femmes. Mais ces domaines ont en réalité démarré avec la modélisation des systèmes et phénomènes naturels. C’est devenu une activité intense, à tel point que la modélisation et la simulation constituent désormais des outils au centre des sciences : physique, chimie, biologie, etc. Les progrès dans ces domaines s’appuient sur une meilleure connaissance des phénomènes et des lois sous-jacentes, la capacité que l’on a de les traduire de façon effective et sous les contraintes de ressources du moment en programmes d’ordinateurs. Les progrès permis par la loi de Moore, d’abord bien sûr en matière de puissance des ordinateurs, mais aussi en capacité de capture de données massives via des instruments et capteurs innovants et puissants, apportent en permanence un carburant essentiel à ces évolutions. Pour attaquer les plus difficiles de ces problèmes, on en est ainsi aujourd’hui à utiliser des superordinateurs effectuant une pétaopération par seconde (c’est-à-dire un million de milliards d’opérations !), cette quantité étant empiriquement multipliée par 1000 tous les onze ans sous l’effet de la loi de Moore. De la même façon, le LHC[1] produira à lui seul environ 15 pétaoctets de données par an. Pour comparaison, cela représenterait 10 fois la taille de tout le « web visible » en 2010[2] !

Henri Poincaré

Henri Poincaré

La question de fond de ces modèles est bien sûr leur adéquation au monde réel. La méthode pour la vérifier et l’améliorer est de conduire des expériences croisées dans le monde virtuel et le monde réel, pour adapter et enrichir les modèles. Cela s’accompagne d’une détermination des domaines de validité des modèles – ils peuvent donner des résultats corrects ou approchés dans un contexte, et être totalement inadéquats dans d’autres. Un degré de confiance supérieur est accordé à un modèle si celui-ci repose sur des théories physiques profondes, par exemple directement sur les équations de la relativité pour de la cosmologie, sur les équations de Maxwell pour de l’électromagnétisme, etc. Le problème est que ce qui « tourne » n’est en réalité qu’une digitalisation discrète de ces modèles continus, et qu’en outre les nombres manipulés sont des approximations des quantités physiques « réelles » des modèles mathématiques. Or on sait depuis Henri Poincaré[3] à la fin du XIXème Siècle qu’une toute petite erreur sur une donnée de départ peut produire après un temps fini une divergence considérable dans le comportement du modèle – c’est ce qui a été popularisé depuis sous les termes « d’effet papillon » ou de « chaos ». En outre, les modèles « premiers » des sciences, même lorsqu’ils sont connus, ne sont pas toujours applicables, car trop complexes à mettre en œuvre informatiquement, ou parce que les phénomènes sont eux-mêmes complexes en impliquant par exemple un grand nombre d’objets. Ainsi, on a toujours une difficulté extrême à calculer le repliement d’une protéine à partir des lois élémentaires de la physique et de la chimie – ce qui est pourtant essentiel pour comprendre quel peut être l’effet ou la fonction d’un gène via sa traduction en protéine[4].

Or il est des domaines ou « l’expérience » est impossible. C’est particulièrement le cas des grands systèmes inatteignables, à durée de vie très longue ou irréversibles : astronomie, économie, climat… On peut vouloir tenter de modéliser et simuler le comportement du système solaire dans le milliard d’années qui vient, mais le seul moyen ultime de savoir si cette prédiction est correcte est d’attendre un milliard d’années et de comparer ! On peut cependant gagner en confiance dans le modèle en le « jouant » sur des évolutions passées et connues. De la même façon les modélisations économiques ou de façon générale étudiant la société humaine peuvent difficilement conduire des expériences – encore qu’une nouvelle école de microéconomie développe une méthodologie pour le faire dans des « laboratoires sociaux » immergés dans la société étudiée [Esther Duflo. Lutter contre la pauvreté]. Les modèles économiques des grandes institutions (FMI, OCDE, Banque Mondiale) ou des Etats, ainsi que ceux prédisant une rupture historique (modèles du Club de Rome prédisant un arrêt de la croissance par limitation des ressources naturelles, ou les modèles de ses détracteurs) sont donc soumis à cette glorieuse incertitude. Il en est de même enfin des modèles de climat, et in fine la partie du débat restant scientifique entre le GIEC et ses détracteurs porte au fond sur la capacité des modèles de climat conçus et utilisés par les meilleures équipes au monde de ce domaine. Qu’on n’attende pas de l’auteur une opinion experte sur ce sujet; mais chaque lecteur doit savoir que le scientifique est habilité à se servir du résultat d’une modélisation et simulation pour fonder une hypothèse, mais qu’il le fait toujours avec un degré de confiance ou de doute qu’il doit établir et exprimer en toute conscience et honnêteté. Comme indiqué plus haut, cela a pris 4 ou 5 décennies d’efforts pour aboutir à des modèles d’avions en vol suffisamment solides pour concurrencer la réalité, or une galaxie, la société humaine, ou le climat sont des systèmes d’une complexité considérablement supérieure.

Retournons aux applications des mondes virtuels. Dans le domaine médical l’imagerie va au-delà de la « simple » délivrance de clichés pour reconstituer en 3D, voire avec une dimension temporelle et temps réel, votre corps. Cela tend en outre à être combiné avec des modèles à tous niveaux (mécanique, biologique, fluidique, génétique, …) de ce qui s’y passe pour permettre une représentation encore plus détaillée, voire des capacités de prédiction de son évolution. Les progrès attendus dans ce domaine sont considérables. Par exemple le chirurgien peut voir sur le modèle virtuel, évidemment considérablement enrichi en information sur ce qu’il voit « naturellement », l’effet de son action en temps réel, voire l’effet ultérieur dans le temps.

Un autre domaine est celui des jeux. Il y a assez peu de progrès sur les types de jeux disponibles, par contre on assiste à un approfondissement de leur « réalisme » – qu’ils simulent par exemple des sports ou des courses de voiture, ou qu’ils se situent dans des mondes aux lois inventées. L’évolution technologique tend à immerger le joueur dans son monde. Il n’y est d’ailleurs plus seul, il interagit sur le web avec des milliers d’autres joueurs et avec des joueurs artificiels autonomes inclus dans le jeu.

Les mondes virtuels du genre de Second Life constituent un autre avatar – c’est le cas de le dire. Ils reproduisent la « vie réelle » en en dépassant certaines contraintes, permettant ainsi une interaction enrichie. Il s’agit d’un lieu de rencontres et d’échanges étendus.

Comme on va le voir dans les services Me, la vie personnelle tend à relever aussi désormais des mondes virtuels. Lorsqu’elles sont agrégées et étendues, les multiples représentations digitales de votre personne – documents légaux et administratifs, financiers et de santé, l’utilisation du web ou des appareils digitaux, vos achats et consommations divers, vos photos et films, etc. – fournissent un portrait assez fidèle de qui vous êtes. Un double mouvement a lieu, qui tend à approfondir cette représentation et à l’associer à des services digitaux nouveaux, et à la protéger, pour protéger la vie privée.

Comme on l’a vu, le monde virtuel est d’abord constitué comme une copie partielle du monde réel. Pour cela on utilise deux sources : les machines – capteurs et objets digitaux divers – et les êtres humains eux-mêmes, qui fournissent ces données de façon volontaire même si cela est plus ou moins conscient. Associées à des technologies de construction de logiciels de comportement physique, psychologique, social, etc., ces données permettent de construire et d’animer les mondes virtuels.

Dans un second mouvement, le monde virtuel tend à prendre le pas sur le monde réel, et à devenir la référence. On l’a vu avec la façon dont on conçoit et produit les avions aujourd’hui : la maquette virtuelle est la maquette. Cela devient également vrai d’un point de vue légal : vos traces virtuelles peuvent se retourner contre vous ou vous innocenter – en tous cas elles vous engagent.

Une autre manière pour le monde virtuel de prendre le pas sur le monde réel est de le contrôler. Lorsque l’on dispose d’une représentation virtuelle suffisamment fidèle d’une partie du monde réel, on peut s’en servir pour construire un mécanisme de prédiction du monde réel, et donc d’aide à la décision et d’autonomie. Par exemple, les modèles de comportement d’une voiture deviennent très fidèles. On peut donc les embarquer sur un calculateur dans votre voiture, et lui demander de calculer en temps accéléré comment votre voiture va se comporter dans les secondes à venir. C’est le principe des systèmes de freinage automatique qui vous évitent de heurter la voiture roulant devant vous dans votre file en cas de vitesse excessive ou de distance trop courte. Mais on peut aller beaucoup plus loin : on peut aussi simuler des actions possibles, estimer la gravité ou la bénignité de leurs conséquences, et décider avec ou sans votre concours de les mettre en œuvre. C’est le principe des systèmes d’évitement d’accidents ou de leurs conséquences les plus graves. Autrement dit, les mondes virtuels permettent de prédire le monde réel, et instrumentent une prise de décision autonome par un agent digital. C’est une voie majeure vers l’autonomie, par exemple des moyens de transport.

Ce qui est vrai pour un modèle physique d’interaction dans le cas de la voiture peut aussi l’être pour un modèle psychologique ou sociologique de la manière dont vous vous comportez, de vos habitudes, par exemple à la maison. Cela peut permettre à un système de prévoir et d’optimiser l’utilisation des divers appareils consommant de l’énergie et visant à votre confort.

Enfin le monde virtuel peut devenir réel. On dispose désormais d’imprimantes 3D, qui fabriquent automatiquement par exemple une paire de chaussures à partir de sa maquette virtuelle. En vérité, la paire de chaussures n’est à ce jour qu’une « statue » dans une matière adaptée à « l’imprimante », pas la paire qui sera vendue. Mais cela permet néanmoins de juger de ses qualités de design et marketing.

Pour avoir la chaussure (ou la voiture), il faut encore une usine… or on n’est pas très loin d’obtenir une maquette complète de l’usine, programmation des robots comprise, à partir de la maquette de l’objet que l’on souhaite produire.

Comme on le voit, les mondes virtuels constituent un des éléments d’avancée vers des robots autonomes.


[1] Large Hadron Collider, ou grand collisionneur de hadrons, le grand instrument scientifique du CERN ayant permis de vérifier l’existence des bosons de Higgs, ces particules massives prédites par le modèle standard de physique des particules en vigueur actuellement.

[2] Estimé par Google à 30 milliards de pages web, avec 50 kilooctets en moyenne par page.

[3] Henri Poincaré a été un grand mathématicien ayant découvert ce qu’on appelle aujourd’hui le chaos, c’est-à-dire la sensibilité de systèmes différentiels non linéaires aux conditions initiales. Il a aussi « presque » formulé la relativité restreinte une année avant Einstein.

[4] Un gène lorsqu’il s’exprime produit une protéine, qui est construite comme une longue chaine se repliant progressivement. La forme de cette molécule complexe détermine largement sa fonction. Savoir comment se replient les protéines constitue donc une étape fondamentale dans la compréhension de la relation entre gènes et fonctions, on dit aussi la relation entre le génotype et le phénotype.

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Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
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