La structure d’une loi de Moore
par Jean-Luc Dormoy
Nous avons énoncé dans les articles consacrés aux Technologies de l’Information les ingrédients essentiels de la loi de Moore qui supporte son industrie depuis 50 ans. Si l’on tente de la simplifier, la loi de Moore fait intervenir un domaine caractérisé par une infrastructure sur laquelle il est loisible de développer des services. On a baptisé la partie infrastructure « premier versant », la partie service « second versant ».
L’infrastructure doit pouvoir faire l’objet de cycles d’innovation augmentant ses capacités qualitatives à coût constant, et baissant les coûts à capacité constante. Nous soulignons les deux aspects, car il n’est pas évident que l’un soit la conséquence de l’autre. La seconde partie (baisse des coûts à capacité constante) est autant sinon plus importante que la première : c’est elle qui va étendre les domaines de services possibles, « démocratiser » l’accès à la technologie et provoquer l’explosion de marchés de masse. La première partie permet d’approfondir les services à marché constant.
Ces cycles doivent pouvoir être compris par une grande quantité d’acteurs engagés dans l’industrie en question, ou susceptibles d’y être attirés, ce qui implique que la loi puisse être formulée en termes simplement compréhensibles. En outre, cette expression doit s’appuyer sur une ressource naturelle disponible; pour les TI il s’agit de l’échelle de taille des objets élémentaires, tendant vers le petit, vers la dimension de l’atome.
Pour que ces progrès sur l’infrastructure autorisent la créativité du côté des services, la technologie de base doit être générique, c’est-à-dire permettre une gamme d’utilisations potentielles virtuellement infinie, modulo les contraintes techniques et de coût.
On a d’ailleurs vu dans l’examen des technologies de l’information que cette généricité accélère les progrès dans l’infrastructure elle-même. En effet, il est possible de créer des caractéristiques souhaitables de l’infrastructure en les mettant en œuvre comme des services. C’est ce que l’on a appelé les deux parties du « second versant » de la loi de Moore : la première partie sert l’infrastructure, seule la seconde constitue le domaine des services « utiles » à proprement parler.
Structurée de cette façon, beaucoup de domaines semblent pouvoir servir de support à une loi de Moore
La loi de Moore dépend de l’humain
Une fois que ces éléments sont en place, une loi de Moore est possible. Pour devenir une réalité industrielle, elle doit remplir d’autres types de conditions.
Sur son premier versant, elle doit trouver un groupe d’industriels ayant suffisamment confiance dans leur capacité à la réaliser, à la fois du côté technologique et du côté des marchés. Il s’agit bien de confiance, au sens que l’on donne dans la finance, mais avec une composante technologique et d’innovation essentielle.
Sur son second versant, elle doit toucher à un ingrédient essentiel de la personne et des sociétés humaines. Les technologies de l’information s’appuient sur les vecteurs à la fois cognitif et émotionnel de la personne humaine (services Me) et sur l’information et la connaissance pour les services Group et Society. Dit autrement les technologies de l’information constituent le lire et l’écrire d’aujourd’hui, en ayant en outre rendu cette information programmable.
Une donnée fondamentale est le rythme des cycles d’une loi de Moore. Celui-ci ne doit être ni trop rapide ni trop lent.
S’il est trop lent, la durée trop longue du cycle rend la loi de Moore difficilement perceptible pour l’être humain, et encore plus difficilement contrôlable en pratique par des organisations industrielles. Il y a toutes les chances pour que les générations d’industriels s’engageant dans une loi de Moore se voient remplacées par des générations plus promptes à divertir les ressources du cycle courant vers autre chose que le cycle suivant.
S’il est trop rapide, il devient difficile de « tenir le rythme » de l’adoption des nouveaux services auprès de millions ou milliards d’êtres humains utilisateurs, voire même de leur création par des professionnels. Pour « tenir ce rythme », il faut que le domaine des services touche quelque chose d’extrêmement profond pour les êtres humains et les organisations sociales, comme déjà indiqué. Il faut donc chercher du côté des besoins et aspirations humains fondamentaux pour développer le versant des services. Mais il doit en outre être en phase avec les capacités d’apprentissage et d’évolution de la société humaine du moment.
Sur ses deux versants, la loi de Moore dépend donc de l’humain : du côté de sa production, de l’horizon temporel long de perception des grandes évolutions de la société humaine; du côté de sa consommation, du rythme d’apprentissage social possible ou acceptable. En ce sens sociologique, la loi de Moore est aussi une loi naturelle, pas seulement un artefact.
Le carburant de l’innovation en amont : la connaissance
La réalisation des promesses de chaque cycle de la loi de Moore dépend de l’acquisition et de la mise en œuvre de connaissances. On parle depuis plus d’une décennie d’économie de la connaissance, ou de l’immatériel. Cela a des manifestations multiples – création artistique, design, marques, etc. Mais le domaine où la connaissance prend une valeur économique de la façon la plus flagrante est celui des technologies de l’information.
Il y a une double raison à cela. Tout d’abord, 50% de la valeur et 90% de l’effort de R&D y est consacré à faire du logiciel. Le logiciel, c’est de la connaissance humaine cristallisée sous une forme particulière.
Ensuite, la connaissance produite consacrée à la poursuite de la loi de Moore tire sa valeur du système cyclique qu’elle met en place, au-delà des notions établies de brevets et de propriété intellectuelle. Les brevets concernent essentiellement depuis leur création un procédé technique enchâssé dans un objet ou relatif à sa production. Ils permettent une exploitation dans un temps garanti des bénéfices que l’on peut tirer de cette idée. Sauf récemment avec les brevets logiciels, le brevet doit comporter un rapport avec « la matière, l’énergie et le travail humain », qui en rendant son exploitation coûteuse en efforts – en quelque sorte des frottements – donnent de la valeur au résultat de son exploitation. Or la duplication d’un logiciel est pratiquement sans effort, un brevet logiciel entre donc difficilement dans ce cadre.
Les brevets logiciels ou plus généralement sur de la connaissance immatérielle sont en réalité utilisés comme des artefacts juridiques reposant sur le coût très élevé des procédures judiciaires – une sorte de dissuasion massive. Des excès constatés pouvant aboutir à un frein à l’innovation au lieu de la favoriser ont provoqué une critique d’un certain nombre d’acteurs de ces perversions des brevets sur de la connaissance pure.
En réalité, la meilleure protection de la propriété intellectuelle dans le cadre d’une loi de Moore est dans la rapidité d’exécution de la stratégie. Et cela est ainsi parce que l’exploitation n’a qu’un temps, limité, celui des quelques cycles de la loi de Moore. On est loin du médicament qui domine le marché pendant des décennies.
La loi de Moore fournit donc un nouveau moyen de valorisation de la connaissance, malgré son « évanescence », parce que justement les marchés de chacun de ses cycles sont eux-mêmes « évanescents ».
Un « marché » mondial de la connaissance est cependant encore naissant. On voit de très grands industriels faire leur marché d’idées et de R&D au niveau mondial. Mais la connaissance, c’est avant tout des êtres humains qui la portent – le texte d’un logiciel est beaucoup moins précieux et riche que celui qui l’a conçu ou écrit. L’organisation dominante actuelle est donc au contraire basée sur la proximité, dans ce qu’on a appelé des clusters, qui permet aux personnes d’interagir de façon beaucoup plus intense, et ainsi aux idées de se développer et circuler beaucoup plus vite et efficacement. L’importation de connaissance se fait par l’importation des personnes qui la portent. Ces organisations permettent de soutenir le rythme de production de la loi de Moore.
Bien sûr ces clusters se spécialisent dans certains domaines, ce qui recrée des « différences de potentiel » entre les régions du monde, et donc un motif à des échanges économiques. De ce point de vue, on n’est pas sorti des vins du Portugal face aux textiles anglais chers à Ricardo.
L’innovation en résonance en aval avec les individus et les organisations
Nous avons déjà mentionné l’article de Herbert Simon The steam engine and the computer, qui montre comment l’expansion de technologies génériques passe par un processus de construction de connaissance chez des millions d’êtres humains. Son exemple de la Ford T le montre. La Ford T est la première Ford véritablement issue de la production de masse dite fordiste. Mais cette production de masse avait un impératif : produire massivement un objet unique. On saura ensuite marier production de masse et flexibilité, mais là une seule voiture est produite, selon la formule restée célèbre « vous pouvez avoir la couleur que vous souhaitez, pourvu que ce soit noir ».
Avec ses allures de produit unique imposé à tous dans toutes les circonstances (« one-size-fits-all »), la Ford T était en réalité un produit composite permettant l’apprentissage de ce qu’est l’automobile – ce qui n’était probablement pas volontaire de la part de ses concepteurs. En effet son design la rendait démontable et remontable à loisir. Le paysan du Middle West a pu apprendre le potentiel et les limites d’une automobile, et ainsi accepter puis exiger avec enthousiasme d’abandonner son cheval et sa carriole[1]. La Ford T a servi de plate-forme d’apprentissage social de l’automobile. Comme le dit Herbert Simon, cela a permis de « mettre une nation sur des roues ».
La vision « moderne » développée par certains secteurs des technologies de l’information tourne ainsi autour des usages. L’idée de base est que les utilisateurs d’un objet technique se l’approprient en le détournant par rapport aux intentions initiales des concepteurs. L’exemple maintes fois cité a été la découverte du SMS par les utilisateurs; pourtant, la marge de détournement était infime. Le message court s’insère bien dans le processus de vie des personnes, qui utilisent des moments courts dont ils disposent entre deux étapes d’une action plus longue. Depuis, Twitter a repris le format des SMS en l’adaptant au web, construisant ainsi une nouvelle infrastructure.
Les utilisateurs se saisissent d’autant mieux d’un objet technique qu’ils ont de la latitude pour l’interpréter et l’intégrer dans leurs processus de vie existants; en outre ils en inventent de nouveaux. Une vision du marketing poussée dans cette direction est que l’utilisateur crée le produit. On lui donne des briques pour ce faire, avec une grande latitude, et le maximum d’éléments pour permettre l’apprentissage de l’utilisation innovante ou créative. On parlera alors de composition par l’utilisateur. La création doit en outre être ouverte socialement, les utilisateurs doivent pouvoir parler ensemble de leurs utilisations, de leurs compositions, et même les échanger. Ainsi les services disponibles forment quelque chose de vivant et toujours renouvelé. C’est la raison du succès des plates-formes ouvertes du côté des consommateurs de services. Cependant, l’ouverture reste limitée aux créateurs professionnels. L’étape suivante est de permettre à des non professionnels de composer leurs produits et services.
Les organisations et les sociétés ont été également fortement impactées par le développement des technologies de l’information; elles passent elles aussi par une phase d’apprentissage et de mutation de leurs processus. Les gains sont en terme d’augmentation de la productivité, et de potentiel de confort et d’intérêt du travail – en débarrassant des tâches pénibles, sans intérêt ou ancillaires. Cependant la réalité ressentie peut être différente, nous y revenons.
Cette augmentation de productivité a pu être mise en question dans les années 80 par l’économiste néoclassique Robert Solow, prix Nobel d’économie. Celui-ci a en effet affirmé en 1987 que l’augmentation de productivité due à l’introduction massive des technologies de l’information dans les entreprises n’était pas visible dans les statistiques. Cela était probablement vrai à cette époque, et bien explicable par les étapes par lesquelles passe l’innovation sur les services liée à une technologie générique : on fait d’abord la même chose qu’avant, mais autrement, en utilisant les nouvelles technologies. Il est bien évident que l’on contrebalance des gains initialement modestes par un surcoût dû à l’équipement en infrastructure de nouvelles technologies et à leur apprentissage, et même à la désorganisation qu’elles créent. Mais dans un second temps des services réellement nouveaux sont rendus possibles, et le gain est alors patent. C’est ce qu’on a constaté ensuite – sans entrer dans les discours d’Alan Greenspan sur la nouvelle économie qui en réalité justifiaient la bulle sur les actifs Internet dans les années 1990 et début 2000.
Cela est décrit dans la première partie, on a donc réorganisé les entreprises autour de leur système d’information, et depuis ouvert ses flux d’information en interne et vers l’extérieur grâce au web. On leur a donné à elles aussi dans une certaine mesure la possibilité de créer leurs propres services à partir d’un lego informationnel. Cela n’est pas achevé.
Les difficultés de l’adoption de l’innovation par les individus et les organisations
A ces conditions de mise en place des moyens d’apprentissage, le rythme d’adoption peut être extrêmement rapide. Mais l’histoire n’est pas toujours rose.
Le sentiment de la personne comme individu face à une accélération ressentie des usages disponibles peut aller de l’enthousiasme à la souffrance – ce sentiment d’accélération étant d’ailleurs diffus. Cela n’est pas seulement dû à la situation générationnelle ou culturelle. C’est aussi dû aux exigences paradoxales ayant cours actuellement et bien identifiées par Philippe Mallein, qui font par exemple qu’une personne a à la fois l’impératif de se construire comme personne unique, et d’être conforme. Adopter en premier un nouvel usage, voire participer à son émergence met dans la situation confortable de l’usager innovateur, démarrant comme individu unique par rapport à son entourage, mais qui sera adoubé et reconnu ensuite comme tel par l’adoption massive du même entourage. L’attitude opposée de refus jusqu’aux dernières limites constitue également une stratégie assurant un certain confort face à ce paradoxe. Mais entre les deux, la situation peut s’avérer émotionnellement délicate, et cause de souffrance : par exemple je veux être conforme, mais je ne sais pas le devenir.
Cela, c’est pour la personne en situation de consommateur final (d’un service Me). Comme membre d’un Group, notamment d’une organisation à caractère professionnel, la difficulté peut être amplifiée. En effet, le sort des organisations dans une situation de forte innovation est de changer perpétuellement. Outre les façons brutales dont cela peut s’opérer – avec perte de revenu, chômage, etc. – cela crée une situation de tension.
En réalité, les entreprises et la société dans son ensemble n’ont pas vraiment pris conscience de ce qu’impose une innovation permanente. Les processus cycliques bien établis et durant une grande partie de la vie professionnelle sont du passé. Ils n’ont pas le temps de devenir des habitudes, ils sont chamboulés avant. Cela crée un besoin d’apprentissage des nouveaux processus et des nouvelles technologies et des nouveaux services sur lesquels ils s’appuient. L’absence de systématisation en profondeur de cet apprentissage – avec notamment le volet de formation – crée une situation peu efficace, et souvent douloureuse : sauf pour les individus les plus dotés en connaissances ou en capital social, chaque changement devient une source de risque et de souffrance émotionnelle. Si à cette difficulté intrinsèque s’ajoute une pression de l’environnement, avec toutes les perversions qui peuvent exister dans ce contexte, on aboutit à une souffrance massive et à des drames.
Autrement dit, les organisations futures qui réussissent doivent être organisées avant tout pour le changement; il est en outre impératif d’intégrer l’humain, l’intelligence, l’envie, l’émotion des personnes participant à la production de l’organisation, ainsi qu’à la « consommation » de cette organisation. Outre les aspects de maintien des conditions d’existence de base, cela impacte le plus profond de la psychologie humaine. Nous ne croyons pas que le changement à ce rythme puisse se faire sans, et encore moins contre les personnes. Un système qui s’engagerait à s’en passer s’orienterait immanquablement vers la destruction.
[1] L’automobile US du type pick-up a cependant toujours quelque chose à voir avec le cheval et la carriole.
Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
Basé(e) sur une oeuvre à mooreslawblog.com.