Le financement de la loi de Moore : l’Etat, les banques…

par Jean-Luc Dormoy

La loi de Moore et les Etats sont-ils liés ou incompatibles ?

Si comme on l’a vu dans le précédent billet l’interprétation des grands mouvements historiques comme une loi de Moore « généralisée » n’a pas de sens, y compris en focalisant sur les innovations technologiques que ces grands mouvements ont charriées, il y a une certaine continuité entre l’expansion et le partage de la connaissance accompagnant les échanges humains et la loi de Moore[1]. Les deux sont considérés comme ne devant pas être limités par les frontières ou les Etats. La république des savants de la Renaissance européenne a donné naissance à celle des innovateurs. La nouveauté est que les savants n’avaient pas le sou, du fait de leurs activités, alors que les innovateurs disposent de moyens financiers. La loi de Moore confère donc à l’innovation une relative indépendance vis-à-vis de la décision politique; en outre comme nous l’avons vu elle ne laisse pas ses centres de décision être happés par ceux de la finance.

Pour autant, la loi de Moore dans les technologies de l’information a reçu un soutien massif des Etats, et tout particulièrement de l’Etat américain. On l’a noté, les débuts des microprocesseurs ont été largement financés par les crédits militaires et la NASA de l’époque – les années 1960. L’intervention de l’Etat a été essentielle pour « démarrer » la loi de Moore du semi-conducteur et des technologies de l’information.

Depuis, une forte R&D est poursuivie sur crédits publics dans tous les pays. Celle-ci est complémentaire et « en amont » des activités de R&D financées par l’industrie. Néanmoins, la part des activités de R&D publique en volume est devenue fortement minoritaire, probablement moins de 10%. Cela caractérise d’ailleurs un domaine qui vit une loi de Moore, dans les autres domaines le financement public de la recherche est souvent à parité avec les investissements publics (par exemple dans l’énergie, comme nous le verrons). Cela explique aussi pourquoi il est terriblement difficile à un Etat d’avoir une politique de rattrapage dans un tel domaine, car les investissements à consentir vont au-delà des volumes normalement consacrés à la recherche publique, et réclament une focalisation et une volonté stratégiques constantes.

Certes, ces financements publics sont rendus eux-mêmes possibles par les impôts issus du développement de l’industrie des technologies de l’information. Mais si encore une fois le cœur de décision reste dans l’industrie, celle-ci n’est pas autarcique et vit en symbiose avec son environnement, et notamment la puissance publique.

Quels rapports entre la loi de Moore et le financement des entreprises par les banques ou le marché ?

En un sens, la loi de Moore « sort » des marchés généralistes les décisions de financement d’un cycle au suivant, et les capitaux concernés. Si on vient de voir que l’Etat peut jouer un rôle crucial pour « amorcer la pompe » d’une loi de Moore, il reste un rôle très important à jouer et des acteurs à trouver pour certains passages de cycle.

C’est notamment le cas dans deux circonstances. Le premier type de circonstance arrive lorsque l’infrastructure est sur le point d’ajouter un nouveau niveau en bas de la pyramide de Feynman. Par exemple, lorsque le PC est devenu technologiquement possible, on a vu les grands acteurs du moment, IBM et DEC, avoir des difficultés diverses à faire face. Pour DEC, cela a finalement signifié sa disparition, pour IBM une crise profonde due au changement de modèle « je vends du matériel – des ordinateurs – je donne le logiciel ». Dans ce cas, il faut financer de nouveaux acteurs capables d’avoir de nouvelles idées techniques et une stratégie de développement – qui donneront à un moment donné un modèle d’affaire, car celui-ci est presque impossible à discerner au début – et des premiers services.

Là, avoir des acteurs dont le métier est de parier sur ces nouveaux joueurs est indispensable. On se permet d’insister sur la remarque du paragraphe précédent, qui est que les nouveaux modèles d’affaires sont difficiles à cerner au début. Par contre on peut comprendre et appuyer une stratégie de développement qui permet d’avoir des utilisateurs. Lorsqu’ils sont devenus une réalité, on pourra transformer l’essai en revenus. C’est pourquoi des sociétés aujourd’hui comme Facebook ou Twitter ont une valorisation basée essentiellement sur le nombre d’utilisateurs, et une compréhension des raisons de fond pour lesquelles ils ont pu les conquérir.

Le second type de circonstance est du côté du développement des nouveaux services. Lorsqu’une barrière de coût d’infrastructure ou d’innovation profonde a été levée dans un domaine, il faut imaginer les nouveaux services. Il faut de l’argent pour cela. Cela ne ressemble cependant pas à une loterie, car souvent les nouveaux services peuvent être testés avec relativement peu de moyens, et démontrer une éventuelle adoption « explosive ».

Finalement, pour les domaines n’ayant pas aujourd’hui de loi de Moore mais susceptibles d’en « découvrir » une, ces deux conditions d’amorçage de la loi et de lancement des infrastructures de rupture et des services innovants liés sont absolument nécessaires au succès de l’entreprise.

Il faut aussi mentionner que certains secteurs des technologies de l’information, peut-être entrés en phase de maturité, ont vu arriver des investissements de fonds financiers avec des méthodes « classiques ». Il est trop tôt pour dire si cela va atteindre le cœur de la mécanique de la loi de Moore.

Finalement, une loi de Moore est-elle souhaitable ?

La loi de Moore est un guide pour un investissement sage dans un domaine risqué mais produisant un gain profond : l’innovation en liaison avec des avancées scientifiques et technologiques.

Par son mécanisme, elle donne les clés de la décision d’investissement aux acteurs capables de la mettre en œuvre : les industriels d’infrastructure qui l’assurent et à même d’impulser les écosystèmes en mesure de les exploiter. Elle accélère les processus, car ces industriels ont conscience qu’à chaque étape il va falloir qu’ils inventent ou suscitent la naissance des produits et services qui vont révolutionner le marché actuel, voire le détruire. On n’est donc pas dans un jeu où des acteurs installés tentent d’établir puis de protéger une rente, alors que de nouveaux entrants, combattus de toutes leurs forces par les premiers, tentent de rendre de l’innovation réelle et créative.

Un des problèmes de la financiarisation de l’économie est que les fonds susceptibles d’investissement sont confiés à des gens n’ayant pas les compétences pour créer de la valeur autour de l’innovation technologique, voire de l’innovation tout court[2]. Ils sont donc dans une situation où les opportunités d’investissement rentable sont limitées par rapport à l’argent disponible, ils ne savent pas où investir, ce qui contribue à l’apparition de mécanismes – provisoires – permettant de créer une apparence de valeur : bulles, augmentation artificielle de la valeur d’un asset (sans que cet asset change), investissement dans des domaines « faciles à comprendre et à mettre en œuvre » et susceptibles d’un comportement moutonnier comme l’immobilier[3], empilement et emboîtement de produits financiers artificiellement sophistiqués avec empilement de commissions en rapport – bien que les techniques utilisées peuvent probablement trouver une application socialement utile.

En outre, nous sommes entrés dans une phase où non seulement l’économie est en situation de crise, mais où beaucoup de systèmes à base technologique doivent être réinventés : énergie, transport, par exemple. Il est impossible de planifier des changements de cette magnitude; les grands plans industriels copiés sur ceux que l’on a connu après la seconde guerre mondiale constituent ainsi une « mauvaise idée ». En outre de tels plans devraient être conduits par les organisations faisant fonctionner les systèmes qu’il s’agit de révolutionner, ce qui ne contribue pas à une grande envie de le faire, c’est une litote.

Il est donc indispensable de passer par des cycles opérant des allers-retours entre une offre encore partielle, chère, et l’adoption par les utilisateurs et clients, ce qui ne signifie pas une « acceptation » passive, comme nous l’avons vu, mais au contraire un apprentissage et une co-création des nouveaux produits et services. Le développement du marché a alors la forme de la la figure que nous avons déjà publiée: La dynamique de développement de marché. Des premiers services conquièrent le haut de marché. Puis des services plus sophistiqués réécrivent le marché pour ce segment, pendant que les services initiaux baissent de prix et atteignent un marché plus vaste. Cela continue en une série de cycles, jusqu’à atteindre éventuellement 100% du marché.

La dynamique du développement d'un marché de services

La dynamique du développement d’un marché de services

A chacun de ces cycles, la R&D prépare l’évolution technologique, mais assure également les retours des utilisateurs sur leur expérience, voire leurs créations si le produit ou le service le permet.

De tels cycles d’expansion du marché des services doivent s’appuyer sur une réalité technologique et économique intangible tendant à l’amélioration de performance – selon une ou plusieurs dimensions à déterminer – concomitante à une diminution des coûts.

Autrement dit, de telles évolutions massives approchent de très près la structure d’une loi de Moore. Elles deviennent loi de Moore si elles sont mises en œuvre consciemment.


[1] Echanges qui datent du XVème Siècle dans l’historiographie occidentale, ce qui est bien sûr une nouvelle fois inexact, il suffit de connaître un peu de l’histoire de la route de la Soie et des civilisations qui l’ont animée, notamment l’Islam au Moyen-Age.

[2] Sinon de l’innovation financière elle-même, avec certainement ses progrès considérables, mais aussi si l’on voulait être mordant de l’innovation du genre des subprimes ou de LTCM, cf. le livre de Nassim Nicholas Taleb The black swan. Cela constitue un domaine réclamant une analyse de fond, que nous n’abordons pas ici.

[3] Sans recherche systématique d’amélioration technologique.

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Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
Basé(e) sur une oeuvre à mooreslawblog.com.