L’idée d’une loi de Moore est-elle nouvelle ? Ce qu’une loi de Moore n’est pas…

par Jean-Luc Dormoy

Une loi de Moore indique une direction générale d’investissement innovant cyclique et systématique pour aboutir à de vastes transformations. Mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire que de grandes transformations s’opèrent. Nous en examinons quelques-unes, pour voir si elles sont semblables à une loi de Moore, qu’on n’aurait pas notée, ou à l’inverse  en quoi elles diffèrent. Finalement, la loi de Moore apparaît comme un artefact sociologique conscient, et non comme un schéma historique constaté et analysé après coup.

La loi de Moore s’apparente-t-elle à une rente ?

Commençons par le plus élémentaire. La loi de Moore est-elle une rente ? Eh bien justement non, ce n’est pas une rente, c’est même l’opposé. Une rente, c’est un système cyclique stable produisant des revenus. La rente agricole a été de ce type pendant des siècles. A certains moments, de grandes infrastructures comme l’énergie, ou les télécommunications ont pu se transformer en rente. Modulo les périodes d’inflation des actifs comme la période récente, l’immobilier procure également une rente.

La loi de Moore n’établit pas de rente, au contraire elle n’arrête pas de détruire toute rente avant qu’elle menace de s’établir. La loi de Moore établit en quelque sorte la dérivée d’une rente. Les revenus ne proviennent pas de cycles stables, mais de cycles de changement. Cela ne signifie pas que les gains soient inférieurs – au contraire ils sont particulièrement substantiels – ni que les acteurs conquérant une position ne sont pas en situation de force – au contraire il devient très difficile de les déloger, si du moins ils n’arrêtent pas de sauter d’un cycle à l’autre[1].

L’entretien ou la maintenance des infrastructures n’ont rien à voir non plus avec une loi de Moore, à moins qu’elles n’intègrent des avancées technologiques systématisées, auquel cas elles en constituent une application dans l’expansion des marchés au cours d’un cycle. S’il s’agit d’un upgrade fort – par exemple comme le passage de l’ADSL à la fibre optique – alors elle peut faire partie d’une loi de Moore. Mais comme on l’a vu la tentation de la rente doit être combattue, au risque sinon de sortir de la loi de Moore, et tout simplement du marché[2].

La loi de Moore est-elle liée à une bulle spéculative ?

Est-elle une sorte de bulle spéculative permanente ? Ou un générateur de bulle ?

L’expansion de l’Internet est une conséquence de la loi de Moore, et en fait partie au sens où l’Internet fait désormais partie de l’infrastructure des technologies de l’information. Par ailleurs on a connu de 1993 à 2001 une bulle de l’Internet, qui à son dégonflement a provoqué un crack boursier et économique. Cette bulle a eu les caractéristiques de toute bulle spéculative. Pourtant, passant en quelque sorte à travers la bulle, la croissance de l’industrie liée à l’Internet s’est poursuivie, avec aujourd’hui des acteurs majeurs comme Cisco, Google, Yahoo! ou Amazon, qui ne sont que les sommets visibles d’une industrie florissante. L’Internet a donc servi à un moment donné de support à l’expression de bulles spéculatives, qui sont des créations de marchés de capitaux surabondants ne trouvant pas de secteur rentable où s’investir. Mais pour autant l’Internet et la loi de Moore sous-jacentes ne constituent pas des bulles, mais des mécanismes financiers basés sur l’innovation jusqu’aujourd’hui solides comme le roc.

Un phénomène particulier aux bulles est ce que l’on appelle le hype, qu’on pourrait traduire en français par histoire gonflée ou battage à outrance. Le hype est une manifestation d’un mécanisme ayant ses perversions, mais également quelques vertus, aussi pervers que soit le mécanisme.

Les bulles financières que nous vivons régulièrement sont dues à une buttée sur un manque d’opportunités en investissement rentables, face à une abondance de capitaux. Le système d’aversion au risque des investisseurs crée et renforce des comportements moutonniers où tous suivent la même direction, pour la raison que les autres la suivent. L’aversion au risque est flagrante au regard de l’hypertrophie des systèmes de couverture et autres assurances, qui certes tendent à devenir des zones de jeu financier en soi, mais qui s’amorcent sur une réelle demande. Une fois le comportement moutonnier établi, les participants rationalisent. Il leur faut donc une idée, ou un petit ensemble d’idées, autour desquels articuler un discours en cohérence avec les actes et cristalliser l’attention. Que l’idée soit bonne ou pas est une autre affaire. L’idée a plus ou moins de force, mais doit présenter un certain nombre de caractéristiques pour avoir du succès. La première d’entre elles est probablement son caractère d’innovation. L’innovation peut être technique, comme l’Internet ou les nanotechnologies, ou entrer en résonnance avec une grande évolution sociétale, comme la construction et l’immobilier avec la globalisation. Le caractère réellement rationnel apparaît pourtant fort peu lorsque les prix de l’immobilier augmentent aux Etats-Unis ou en Europe alors que les chantiers sont en Chine[3].

Lorsqu’elle commence une carrière à succès, l’idée traverse plusieurs étapes. L’une d’elle est le hype. Le hype correspond à cette situation où l’attention commence à se focaliser sur l’idée, ou si l’on renverse la perspective où l’idée part à la conquête d’un grand nombre de cerveaux. Au début de la période de hype, une fraction relativement petite de la population susceptible d’être touchée et « visible » est conquise, et la croissance de cette population est forte. L’idée étend en conséquence sa conquête rapidement, et il y a donc un intérêt fort à « en être » avant la majorité – qui « en sera » néanmoins rapidement, ce qui est rassurant.

Pour autant l’idée pénètre superficiellement. En quelque sorte, l’idée se résume à l’idée elle-même, ou à un énoncé simple, une formulation. L’excitation n’est pas dans l’idée, mais dans le phénomène de hype.

Une fois établie, et si elle s’avère valable, l’idée commence néanmoins une carrière « rationnelle » au moins pour une fraction non négligeable d’individus. Cela peut être dû à de l’honnêteté intellectuelle, ou à un engagement social initial qu’il s’agit d’honorer.

Ces intelligences vont donc se mettre au travail, et si l’idée est bonne son potentiel s’exprimera. L’idée initiale n’est pas tout, elle n’est qu’un déclencheur, et il faut de beaux esprits, et en nombre, pour construire à partir d’elle l’ensemble des déclinaisons effectives, ainsi que l’action et l’organisation sociale nécessaires pour leur mise en œuvre.

Ces phénomènes peuvent contribuer au développement de la loi de Moore sur son versant « service ». Cela « marche » dans ce cas, car il y a du fond à développer des services dans le cadre de la loi de Moore. Très souvent, il y a deux étapes : une première où l’on refait avec la nouvelle technologie ce que l’on faisait auparavant avec d’autres moyens, et où en outre on pense résoudre demain des problèmes mal résolus hier. Par exemple on se sert d’un téléphone mobile pour … téléphoner. La seconde étape est véritablement créative, où de nouvelles questions sont posées, et des services jusqu’alors inimaginables sont proposés, répondant à des besoins inexprimés, voire inexistants.

Le hype peut donc s’avérer utile pour attirer des compétences sur un nouveau cycle de création de service; toutefois les bulles financières ne sont pas indispensables, et en réalité nuisibles. L’Internet constituait donc un « bon hype ». Des excès ont été commis, on s’est ainsi gaussé à juste titre de ce centième site de commerce d’aliments pour chiens financé par des investisseurs moutonniers – sans jeu de mot. Cela c’était la bulle. Néanmoins Amazon, eBay, Google, toute une nouvelle industrie, ont posé de vraies questions au sens social, et ont ainsi créé de nouveaux services.

La loi de Moore est-elle juste de l’infrastructure, plus des services ?

Beaucoup d’activités humaines distinguent les infrastructures et les services : l’infrastructure énergétique, de transport, de santé, d’éducation, pour ne citer que quelques exemples. On investit régulièrement dans ces infrastructures, en espérant donner ainsi un coup de fouet aux services qui y sont liés, et à travers eux à toute l’économie.

La loi de Moore reprend cette notion d’infrastructure et de services. L’infrastructure y a un caractère de généricité, mais c’est aussi le cas pour l’énergie ou les transports par exemple : l’électricité ou le pétrole ont de multiples applications, et une autoroute et un camion peuvent transporter n’importe quelle marchandise. La généricité n’est donc pas l’apanage exclusif des technologies de l’information; il serait sinon vain de chercher des lois de Moore dans d’autres domaines.

La loi de Moore conduit à investir dans les infrastructures, par exemple à étendre l’emprise de l’Internet ou l’équipement d’une administration en moyens digitaux. Il ne faut cependant pas confondre ces « investissements » avec ceux assurant la loi de Moore; les premiers sont des investissements d’équipements à technologie constante, en réalité de réalisation du marché à un cycle donné de la loi de Moore; les seconds sont des investissements de R&D visant à passer au cycle suivant.

Comme dans la loi de Moore, les systèmes énergétiques ou de transport vivent des améliorations technologiques, qui peuvent être répercutées sur les nouveaux investissements.

Mais la loi de Moore a cette particularité que ces améliorations, ou du moins leurs objectifs, sont planifiés et annoncés par avance, permettant aux fournisseurs de service d’investir en avance de phase sur l’infrastructure future, pas sur celle d’aujourd’hui. Rien de tel à notre connaissance n’existe à ce jour dans l’électricité ou les transports, du moins de façon systématique[4]. Et notre question est de savoir si cela est impossible, ou au contraire souhaitable.

La loi de Moore, c’est donc bien de l’infrastructure plus des services, mais avec son cycle vertueux spécifique de systématisation et d’accélération de l’innovation. A l’inverse, la plupart des investissements dans les infrastructures des autres domaines, s’ils ont certainement leur rationalité, n’intègre pas le progrès technologique au cœur du système économique.

Et ils auront tort à l’avenir si, comme cela paraît souhaitable, des lois de Moore se mettent en place dans leurs domaines.

La loi de Moore n’est-elle qu’un autre nom de la rotation du capital ?

La loi de Moore est certainement un moyen d’assurer la rotation du capital ! Mais il s’agit d’un moyen guidant les coups d’après et créant les marchés du coup d’après par l’innovation sur les infrastructures et les services. On connaît les crises de surproduction du XIXème Siècle, où la stratégie du coup d’après était limitée à reproduire le coup d’avant. Une fois les marchés solvables saturés, c’était la crise assurée[5].

Ce n’est pas non plus un marché de commodité en expansion lente, l’expansion étant par ailleurs exogène à l’économie, un type de marché présentant par exemple des cycles du cochon[6].

Ce n’est pas non plus une nouvelle approche du marketing au sens où on essaie d’étirer au maximum un marché de produit ou de service existant par la communication, des différences mineures présentées comme nouveauté, etc. Nous savons que le bon marketing ne correspond pas à la caricature qui peut en être faite, mais il existe aussi du mauvais marketing, ou du marketing qui peut apparaître inutile voire nuisible socialement. Quoi qu’il en soit, la loi de Moore permet le développement de produits et services réellement nouveaux qui ne trouvent leur viabilité que par une réelle adoption.

La loi de Moore constitue donc une forme particulière de rotation du capital, s’appuyant sur des cycles guidés d’innovation technologique des infrastructures et de créativité concomitante dans les services.

Enfin, ce n’est pas non plus une forme planifiée d’économie ! Si elle ne laisse pas l’innovation technologique à un « marché » incapable d’avoir la perspective temporelle, financière et en connaissance, elle ouvre le champ à la créativité, notamment côté services, de façon beaucoup plus marquée que toute autre approche.

La loi de Moore est-elle un autre nom de l’augmentation de productivité ? D’une déflation des infrastructures ?

La loi de Moore participe à l’augmentation de la productivité. C’est un des bénéfices tirés de ses services : comme bien intermédiaire, ils peuvent améliorer la productivité de certains processus existants en y intervenant. L’augmentation de productivité se réfère en effet à une optimisation de la production pour un produit ou service existant. Or la loi de Moore est une machine à créer de nouveaux objets, produits et services. Et lorsqu’un nouvel objet apparaît, on est en peine d’expliquer en quoi il correspond à une augmentation de productivité.

La loi de Moore implique donc de revisiter la notion de productivité, qui a notre sens n’est définissable que lorsque les produits et services vendus sont relativement stables. Mais nous ne sommes pas économiste…

En particulier, une erreur est souvent commise sur la baisse du prix de l’infrastructure comme conséquence de la loi de Moore. Un ordinateur de même puissance mais valant deux fois moins cher après 18 mois n’est pas le même ordinateur moins cher. En effet, si une partie de cette baisse des coûts d’infrastructure peut être répercutée sur le marché de services existant, elle permet surtout de développer de nouveaux services dans un nouveau domaine (construction de la pyramide de Feynman par le bas).

La loi de Moore n’est donc pas non plus une déflation organisée. Là aussi, la notion de hausse ou baisse des prix est probablement à revisiter, et en particulier comme nous l’avons déjà mentionné, ce serait une erreur de compter des marchés soumis à une loi de Moore directement dans un indice des prix, qui serait de ce fait artificiellement minoré.

Les grandes périodes d’expansion du passé ont-elles quelque chose à voir avec des lois de Moore ?

On se rapproche ici de grandes questions affleurant une théorisation économique ou historique, ce que nous souhaitons éviter.

Néanmoins, il est incontestable que les phases d’industrialisation successives basées sur la vapeur puis sur l’électricité et le pétrole ont intégré une innovation technologique forte ayant contribué à l’expansion économique. Cependant, si l’on observe les grandes technologies génériques impliquées, on ne perçoit pas de lignes d’innovation technologique systématique et annoncée. On n’en a cependant pas été loin, il est ainsi entré dans l’imagination populaire que chaque génération de voiture voyait son lot d’amélioration, et la concurrence entre les constructeurs poussait à proposer ces améliorations conjointement à une baisse des prix. Les évolutions récentes vers des segments de bas de marché (voitures low cost) ressemblent au développement vers le bas de la pyramide de Feynman. Le regain des deux roues peut être interprété de la même façon. En outre les constructeurs tentent désormais d’avoir une approche globale, incluant l’usage des véhicules qu’ils vendent, par exemple dans un cadre urbain.

On se rapproche donc d’une vision systématisée infrastructure + service[7] intégrant l’évolution technologique guidée sur plusieurs cycles. Il manque semble-t-il encore des roadmaps communes et publiques permettant aux offreurs de services, qui vont au-delà de la voiture ou du transport au sens strict, de faire œuvre de créativité en avance de phase.

On voit donc qu’on est proche de lois de Moore, ou que des lois de Moore doivent être possibles, du moins dans les grandes lignes.

Pour autant, les grandes phases de l’évolution industrielle constituent des phénomènes complexes, allant au-delà de la relation stricte entre technologie, industrie et expansion économique d’une loi de Moore.

De la même façon les grandes phases de développement de la mondialisation, que l’on fait désormais dater du XVème Siècle[8], constituent des mouvements économiques d’ampleur, intégrant certes l’innovation technologique, mais ne s’y limitant pas. La conquête de l’Amérique, la colonisation ou l’établissement des grands empires autour de puissances européennes ou américaine sont au-delà de lois de Moore. Pour autant, l’histoire s’écrit désormais et s’écrira, pensons-nous, de plus en plus dans le futur avec des lois de Moore « enchâssées », qui alimenteront et amplifieront ses mouvements.


[1] Ce que n’a par exemple pas fait DEC en ignorant volontairement à la fin des années 1970 et au début des années 1980 le marché alors naissant du PC.

[2] La financiarisation des dernières années a ainsi diverti les ressources normalement consacrées à la simple maintenance des grandes infrastructures, les laissant en désuétude et avec un besoin d’investissement important pour simplement les remettre en état. Il n’y a pas là de cycle vertueux.

[3] Une bulle immobilière a initié la crise globale que nous vivons. L’augmentation du volume des activités de construction est une réalité, à cause des pays émergents. En 2005 les chantiers du seul Shanghai équivalaient à ceux de toute l’Europe. Un ensemble de facteurs, comme la tension sur les ressources liées à la construction, la mobilisation et la croissance des circuits de financement et industriels, et aussi probablement en Europe et aux Etats-Unis une raréfaction du foncier dans certaines zones urbaines, a conduit à une augmentation des prix. Les faibles taux d’intérêt rendaient l’achat encore « possible » pour les particuliers grâce à un allongement de la durée des prêts. Néanmoins, on a tenté de conquérir de nouveaux espaces de « marché » à ses confins pour assurer l’investissement de capitaux abondants : chez les démunis avec les subprimes, dans l’immobilier « fantastique » avec Abu Dhabi. On a aussi multiplié les constructions « d’infrastructure » par exemple en Europe dans les pays bénéficiaires des crédits structurels de l’UE, des autoroutes ou des bâtiments à usage public mal défini. Beaucoup de ces constructions sont destinées à la ruine – sans les financements pour les marteaux piqueurs mais avec une présence des actifs dits « toxiques » et désormais nationalisés.

[4] Les villes champignon se construisant aux Etats-Unis autour des arrêts planifiés du chemin de fer transcontinental au XIXème Siècle, avec notamment des hôtels, peuvent être vues comme une forme embryonnaire de développement de services en avance de phase de la construction du chemin de fer, qui constituait comme une amélioration technologique majeure par rapport au transport reposant sur le cheval !

[5] On peut aussi voir les crises comme relevant d’une abondance de capitaux ne sachant plus dans quoi s’investir, et en conséquence se contentant de répéter les investissements précédents pour accroître la capacité des moyens de production de mêmes produits et services, jusqu’à la surproduction.

[6] Le cycle du cochon : si les prix de la viande de cochon sont hauts, du capital va s’investir dans la production. Cela provoquera une augmentation de l’offre sans augmentation correspondante de la demande, d’où une baisse des prix, et donc une diminution des investissements dans la production… jusqu’au prochain cycle. Il s’agit donc d’oscillations des investissements et des prix mais sans atteindre la rupture de la crise de surproduction.

[7] La voiture fait partie de l’infrastructure, c’est le fait de se transporter ou de transporter des choses qui constitue le service.

[8] C’est-à-dire à partir de l’expansion à base européenne, qui n’a pourtant pas marqué le début du commerce et des échanges mondiaux.

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