Ingrédients de la création de services

par Jean-Luc Dormoy

Pour finir ce tour d’horizon, examinons certains ingrédients de la création de services aujourd’hui.

Le premier ingrédient est le rôle clé joué par les plates-formes ouvertes. Elles libèrent la créativité de millions de cervelles bien faites. En outre le système industriel derrière ces plates-formes, le « modèle d’affaires » comme l’on dit permet à ces talents de se révéler, d’être sélectionnés par les utilisateurs, et donc le succès. Un individu seul peut aujourd’hui devenir célèbre ou riche grâce à cette organisation. Il peut avoir une intimité avec les comportements sociaux, psychologiques, les désirs et les frustrations de la société contemporaine, et exprimer leurs changements. Une organisation industrielle traditionnelle, hiérarchique, malgré tous les efforts possibles du management, ne pourra pas atteindre ce niveau de créativité et d’innovation, qui passe souvent par une contestation, une remise en cause des modèles dominants.

Le concept de plate-forme ouverte peut s’appliquer à d’autres types de contenu que le logiciel stricto sensu. On pourrait ainsi comparer Wikipédia à une plate-forme ouverte : dans les deux cas, on a des infrastructures mises à disposition de tous les volontaires, qui peuvent créer du contenu librement, contenu qui aura du succès ou sera rejeté par une communauté encore plus grande d’utilisateurs. Il y a là un progrès considérable, et un mécanisme de sollicitation de la création d’une puissance jusqu’alors insoupçonnée obtenu en ouvrant le champ de la création partagée potentiellement avec des centaines de millions d’utilisateurs à des millions de créateurs.

L’étape suivante est de permettre aux utilisateurs de construire leurs propres services. C’est déjà le cas lorsqu’ils en ont la possibilité, même étroite. Par exemple les SMS ont connu un succès phénoménal qui a pris par surprise les telcos[1]. La mise à disposition de plates-formes « hyper ouvertes » de création de service par les utilisateurs est un problème complexe. Des éléments existent dans les domaines professionnels, par exemple dans la mise en œuvre des business rules d’une entreprise, où on demande à un expert juriste, comptable, RH, financier, etc., mais pas un informaticien, de directement créer le système informatique. Cela devra demain être étendu au grand public.

Au-delà, on rêve de systèmes capables d’apprendre par eux-mêmes. De nombreuses recherches portent sur l’apprentissage, dont les résultats sont importants et même quelquefois spectaculaires, mais demeurent modestes par rapport à l’ambition d’une Intelligence Artificielle générale.

Si la création de service voit sa base de créateurs étendue considérablement par l’ouverture des plates-formes, la productivité de la création de ces services n’augmente pas en raison d’une loi exponentielle comme la loi de Moore. Parler de « productivité de la création » sonne comme un paradoxe, pourtant cela a du sens. Ainsi il y a dans tout travail de création une utilisation d’outils, or les outils rendent le travail plus ou moins facile. C’est particulièrement le cas des outils de développement de logiciels, qui ont fourni aux développeurs professionnels ou amateurs éclairés des moyens d’éditer, tester, vérifier leur production de façon plus efficace. Les langages et environnements de programmation eux-mêmes y contribuent, ce n’est pas pour rien que l’on a des dizaines, peut-être des centaines de milliers de langages de programmation – dont quelques dizaines seulement utilisés par beaucoup de personnes. De façon plus large, on conçoit désormais des systèmes comportant du logiciel, à des tailles de plusieurs centaines de millions de lignes de code et réclament le travail de milliers de personnes pendant des années. Une approche systématique et outillée est bien sûr indispensable, et c’est un objectif des entreprises dont les produits comportent beaucoup de logiciel. D’une façon semblable, les très petits objets digitaux produits par le développement vers le bas de la pyramide de Feynman ne possèdent pas de fonction en soi pour l’utilisateur, il est donc nécessaire de les réunir avec le logiciel ad hoc dans des services faisant sens. Là se pose un problème inédit de mise en œuvre de système « live » et pas dans les laboratoires ou bureaux d’études d’entreprises.

Dans d’autres domaines, par exemple la réalisation des effets spéciaux au cinéma, ou les environnements de jeux vidéo, de nombreux outils ont été également mis à disposition des créateurs et des développeurs. Pour autant, la source de la création demeure chez l’être humain, et exige une grande compétence et du talent. Ce sont les limites de la productivité.

Réaliser un service à succès, particulièrement pour le grand public, c’est raconter une histoire capable de pénétrer l’esprit de millions d’êtres humains. Le jugement de la « bonne » technologie ou du « bon » service n’est plus l’apanage de quelques grandes organisations face à des utilisateurs passifs et purs consommateurs. Il n’y a pas d’autre solution que d’avoir un dialogue entre les organisations indispensables poussant la technologie et les services sous tous leurs aspects, et leurs « utilisateurs – acteurs » qui veulent et prennent les moyens de contrôler, d’être actifs, de créer l’univers qu’ils souhaitent.

Les gens sont parfois surpris de constater que des personnes peu riches, voire très pauvres, s’équipent de moyens de technologie de l’information alors que ce qui est considéré comme « essentiel » ou « vital », tels l’accès à l’eau courante ou à l’électricité, n’est pas assuré. Cela vaut pour les pays pauvres ou émergents, mais aussi pour les pays dits développés, avec leur cortège de pauvreté. Mais il ne faut pas être surpris. Les technologies de l’information touchent à ce qui constitue l’humain, qui a besoin du langage, de la relation, de sens, même lorsque les conditions de base de la survie matérielle ne sont pas remplies.

Selon l’Agence Internationale de l’Energie, 1,4 milliards de personnes dans le monde, soit 20% de la population, n’a pas accès à l’électricité. 40% n’a qu’un réchaud rudimentaire et toxique pour cuisiner. 900 millions n’ont pas accès aux 20 à 50 litres d’eau propre dont on estime qu’un être humain a besoin quotidiennement. Cela sur une population d’un peu moins de 6,8 milliards d’êtres humains.

Il y a 5 milliards de téléphones mobiles en service dans le monde en 2010. En moins de 20 ans.

Sans doute y a-t-il des personnes en ayant plusieurs, néanmoins cela montre l’attrait irrésistible, le besoin fondamental de l’accès à l’information et à la connaissance. Le très intéressant petit livre de Laurence Allard, Mythologie du portable, montre les utilisations inventives du portable dans les pays pauvres et émergents pour le développement économique ou l’éducation[2]. Il y a là une inventivité dans la création de service qui pourrait bien faire le tour du monde.

Dans son best seller The world is flat, Thomas Friedman montre que les technologies de l’information « aplatissent le monde », permettant par exemple à un jeune indien de « monter son affaire » en vendant aux Etats-Unis et en Europe. Il est certain qu’il s’agit d’un facteur d’égalisation, nous dirions de convergence plutôt que d’aplanissement civilisationnel, en pénétrant la conscience de l’individu, et en permettant la constitution de nouvelles relations de groupes ou sociétales, en dehors des limites de celles existantes ou imposées.

Herbert Simon montre dans son papier The steam machine and the computer qu’une nouvelle technologie générique comme la machine à vapeur, l’électricité ou l’ordinateur – il prend l’exemple de l’automobile chez le paysan du Middle West au début du XXème Siècle – doit pour devenir un succès pénétrer l’esprit de millions d’êtres humains à travers la formation chez chacun de connaissances permettant de comprendre « comment ça marche » et ce qu’on peut en faire. Ainsi le paysan américain du début du XXème Siècle a-t-il démonté et remonté sa robuste Ford T des dizaines de fois, et a ainsi compris ce qu’est une automobile, sa puissance et ses limites. Herbert Simon indique que c’est ce qu’il doit se passer avec l’ordinateur et les technologies de l’information. Depuis qu’il a écrit son papier, c’est ce qui s’est produit, et continue de se produire.

Le potentiel des technologies de l’information n’est pas épuisé, la loi de Moore va probablement continuer sous la forme connue ou une autre forme, nous y revenons dans la seconde partie de ce livre.


[1] Compagnies de télécommunication vendant l’accès à la téléphonie mobile.

[2] Regarder par exemple le site http://mlearningafrica.net/.

Licence Creative Commons
Moore’s Law and the Future of [Technology] Economy de Jean-Luc Dormoy est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 3.0 non transposé.
Basé(e) sur une oeuvre à mooreslawblog.com.